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Une gifle nécessaire

Une gifle nécessaire

Par Frédéric Ilboudo (Texte et photos)

Les premières représentations en Afrique de l’Ouest de Bloody Niggers! ont eu lieu les 1er et 2 décembre 2008 au Centre culturel Français de Bamako, dans le cadre du festival “Théâtre des Réalités”. Servi par deux comédiens talentueux, Dorcy Rugamba et Younouss Diallo, ce spectacle hybride intégrant la vidéo et la musique bouscule les idées reçues ainsi que les conventions théâtrales…

Une scène ouverte. Sur fond d’écran, en arrière-plan, un visage momifié. Des baffles “retour” et trois micros rappellent une scène de concert. À leurs pieds, une tête noire et barbue. Un mortier et un pilon trônent au premier plan. C’est le décor de Bloody Niggers, dont la scénographie sobre et dépouillée fait voyager le spectateur dans l’imaginaire, chapitre après chapitre.

Au fil des minutes, le jeu tranche avec ce décor épuré. Pendant une heure et demie, trois acteurs – Dorcy Rugamba, Younouss Diallo et Philippe Toussaint – embarquent le public dans un cours d’histoire qui égrène les atrocités coloniales commises par “cette civilisation chrétienne qui, depuis Constantin Ier, n’a jamais voulu côtoyer qu’elle-même et elle seule dans le monde”, pour finir par interpeler chacun sur sa propre responsabilité dans la marche chaotique du monde et son cortège de crimes contre l’humanité.

Derrière les trois acteurs, au-dessus d’une peinture terreuse de Johan Daenen, un écran diffuse par intermittences des images vidéo concoctées par Jean-François Ravagnan. Tantôt virulentes, tantôt ironiques, tantôt hallucinées, ces images scanderont, au gré des chapitres, la prose déclamée par ce trio.

Bloody Niggers débute le 11 septembre 2001. Sur l’écran défilent les images des deux Boeings percutant les Tours jumelles du Word Trade Center. Un attentat qui aura causé, nous rappellent les acteurs, deux mille neuf cent quatre-vingt-six victimes. Après New York, le public est transporté dans les méandres du terrorisme contemporain et des exactions commises au nom de l’islam. Massacres et mutilations en Somalie, femmes décapitées, pendaisons au Soudan, boucheries du FIS et du GIA en Algérie… “Depuis [le 11-Septembre], nous sommes entrés dans une ère nouvelle, celle de la guerre totale contre la terreur – War on Terror! Il ne se passe plus un jour sans que l’on fustige l’islamisme, voire l’Islam.”

Commence alors la douloureuse énumération qui constitue la première partie de la pièce. Désignant l’Autre à la vindicte, stigmatisant sa barbarie, l’Occident semble en avoir oublié ses propres turpitudes: “Quand sera appelé l’Occident chrétien dans le box / Faites-nous signe pour que nous fassions le procès de Dieu le Père…” Ce procès n’épargnera ni l’Église, ni le “Pays des Lumières”, ni le mythe d’une Europe humaniste: “Nous passerons à la loupe les mouvements terroristes d’obédience chrétienne / Le Ku Klux Klan / La Phalange espagnole / Les politiques d’inspiration biblique / Les États théocratiques du nord américain / L’Apartheid sud-africain / Les dictatures de l’Internationale démocrate chrétienne / L’Espagne de Franco / Le Portugal de Salazar / Le Chili de Pinochet / Le Rwanda de la Première et la Deuxième République…” Cette longue litanie est enveloppée d’une musique tantôt religieuse, tantôt dramatique, qui ensevelit le public sous une ambiance de cathédrale.

Younouss Diallo

Younouss Diallo

Un récit épique d’où sourd une colère froide. La partition du trio est une charge sans concessions qui énumère avec une précision chirurgicale les massacres coloniaux perpétrés, au nom d’un humanisme ô combien dévoyé par “l’Occident chrétien”. Ce flot de barbarie ininterrompu n’est pas accidentel, il ne résulte pas d’un phénomène naturel, nous dit la pièce. Et Bloody Niggers de questionner les valeurs de cet Occident qui est si prompt à s’offrir en modèle au reste du monde, prétendant apporter sa “civilisation” par le fer et le sang, à coups de Croisades, d’expéditions coloniales, de guerres de conquêtes et de missions. Mais où est la civilisation? Et où commence la barbarie?

Extermination des peuples d’Amérique, des Grandes Antilles, de Tasmanie; crimes contre l’humanité à répétition; Croisades; traite négrière; Shoah… Combien de peuples dans l’Histoire ont payé de leur sang la “mission civilisatrice” que l’Europe s’est attribuée? Indiens d’Amérique, Hereros de Namibie, Aborigènes de Tasmanie, Algériens… Combien de charniers au nom de Dieu, de l’or ou du “fardeau de l’homme blanc”? Quel souvenir ont-laissé dans la mémoire des Européens cette part sombre de leur histoire? Le trio moque cette “Amnésie internationale”, dans un slam fiévreux.

Avec ironie, les acteurs imaginent ensuite appliquer la loi du Talion et la “tolérance zéro” aux auteurs de ces crimes du passé: “Je ne sais pas exactement combien de vies humaines doit la Belgique au Congo, mais si on veut mettre les compteurs à zéro, tous les Belges – femmes, enfants et personnes âgées – doivent
partir dès maintenant pour les travaux forcés.”
Jusqu’à envisager de passer la famille royale au fil de la machette! “Réveillez-vous!” semble dire l’explosion assourdissante qui sort des baffles à chaque nouveau chapitre épluchant les meurtrissures de l’humanité asservie.

Dans la seconde partie du spectacle le trio se disperse, frénétique et fiévreux. Désormais, c’est l’Afrique qui est convoquée. Pendant que Younouss Diallo lance une charge contre la promesse trahie des indépendances, stigmatisant les présidents-tyrans d’une Afrique poubelle où la farandole des ethnies fait valser les têtes, Dorcy, prenant forme féminine, incarne pendant de longues minutes cette Afrique muette, figée, mutilée, tétanisée, sous le regard méprisant et avilissant des institutions internationales – les deux autres acteurs, lunettes noires et attachés-case. Suivent deux longs monologues. Younouss Diallo prend d’abord à partie cette Afrique fossoyeuse de son propre avenir, incapable de s’unir, archipel d’ethnies ayant repris à son compte la pensée coloniale. Puis, dans une longue tirade torturée, transe rythmée par les coups de pilon, Dorcy Rugamba, dans un “Kaddish pour l’ange noir”, régurgite cette accumulation de dégoût comme on vomit.

La diction des acteurs est parfaite, leur mémoire infaillible. Passionnant, envoûtant, Bloody Niggers! est une gifle nécessaire, un hymne poétique, rythmé, qui ensorcelle un public atterré. Dans ce théâtre épique où le récit est action, où la parole est souvent pénible à entendre, l’humour, bien présent, en laisse pourtant certains sceptiques: “J’ai senti pendant un bon moment qu’on était en train de m’éduquer”, lâche un spectateurs à la fin du spectacle.

Pour d’autres, ce sont les choix artistiques qui posent question. “Je n’ai pas de jugement sur la mise en scène parce que chaque metteur en scène est libre de ses choix, précise Ildevert Méda, metteur en scène et comédien burkinabè. Mais je me demande: avait-on besoin d’images vidéo dans cette pièce de théâtre? Si je veux voir un film, j’irai dans une salle de cinéma.” Quant à Khalid Tamer, metteur en scène marocain, il estime qu’ “il n’y a pas de mise scène dans Bloody Niggers mais plutôt une mise en espace. Le théâtre, c’est avant tout un jeu d’acteurs, alors que dans Bloody Niggers ce n’était pas le cas”.

Dorcy Rugamba

À l’origine du projet, deux comédiens africains: le Rwandais Dorcy Rugamba, qui signe le texte, et le Sénégalais Younouss Diallo, qui s’est chargé de l’adaptation. Rescapé du génocide des Tutsi du Rwanda, Dorcy Rugamba, avec ce texte dur et cru, entend choquer. Une sorte de catharsis dont la puissance artistique repose davantage sur la force du texte que sur les situations de jeu des acteurs.

Tous deux sont accompagnés sur scène par Philippe Toussaint, qui a rejoint le groupe au pied levé pour les deux représentations tenues à Bamako à cause de l’indisponibilité de Pierre Étienne, le troisième acteur de la pièce. La mise en scène est signée Dorcy Rugamba et Jacques Delcuvellerie, du Groupov. Elle est typique du genre contemporain, où l’accent est mis sur les effets spéciaux (écran, son, bruitages…) et où l’on sent la volonté de proférer une parole plutôt que de jouer en situation dramatique. C’est d’ailleurs le principal regret que l’on peut éprouver, quand on connaît la valeur des comédiens que sont Dorcy Rugamba et Younouss Diallo.



04/12/2008
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